Oliver venait juste de commencer une nouvelle étape de mon apprentissage de la guitare. Il me montra une ou deux fois comment gratter une guitare, et je m'exécutai à l'imiter. Au bout de deux fois, je maîtrisai l'exercice. Oliver était si content de moi qu'il me gratifia une fois de plus de l'un de ses magnifiques sourires, ces sourires remplis de bonté, d'enthousiasme et d'honnêteté, ces sourires qu'ils ne semblent pouvoir contrôler, ces sourires qui lui échappent avant même qu'ils ne puissent les contenir, comme une expiration en jaillissant la tête hors de l'eau. C'est comme si mes progrès le faisaient flotter. "Oui, c'est vraiment bien!", s'exclama-t-il. "Continue!". D'habitude, étudiante si sérieuse et assidue, je ne lève jamais les yeux vers lui quand je joue, m'efforçant de garder les yeux rivés sur les cordes. Mais cette fois, je ne pus m'empêcher de relever la tête, et mon regard se prit dans ses yeux comme une putain de mite dans une toile d'araignée. Comme un putain de hareng dans les mailles d'un chalut. C'est à cet instant que l'apocalypse se produisit. C'est à ce putain de moment précis que je compris que je tombais amoureuse d'Oliver.
Après deux ans à braire de n'être amoureuse de personne, voilà que ça me retombe sur le pif, et je trouve encore à redire. Tout ça sonne bien en théorie, mais je n'ai jamais su faire simple. M'enticher de quelqu'un signifie un nouveau lot d'emmerdes. Oliver est musicien, et il a une copine. Tellement de déjà-vu que ça me donne envie de vomir. Surtout que j'ai maintenant atteint le poids d'un cachalot pre-pubaire, alors ça n'arrange rien niveau confiance en moi.
Cette dernière leçon de guitare avec Oliver était absolument surprenante et parfaite. Dès le moment où il m'envoya un message pour repousser la leçon de 14h à 19h. Je crois réellement aux pouvoirs spirituels des différents moments de la journée, et, tandis que la Laure de l'après-midi est plutôt flemmarde et maladroite, la Laure du soir est davantage véritable, détendue et créative. Ensuite, après lui avoir confirmé que venir en soirée ne me dérangeait pas, Oliver me répondit "super, j'ai hâte". C'était la première fois qu'il me disait avoir hâte de me retrouver pour une leçon.
Comme à notre habitude, nous avions débuté la leçon avait une clope sur le pas de sa porte. "C'est une bonne petite habitude", me dit-il. De la part de quelqu'un qui ne fume pas en temps normal, c'est plutôt sympa. Je m'étais efforcée de rester désinvolte, mais j'avais rougi intérieurement; je venais de marquer mon deuxième point de la journée. Pas trop mal pour un cétacé boîteux dans mon genre. J'étais loin de m'imaginer que le reste de la leçon irait encore mieux.
A la fin de l'heure, alors que nous venions tout juste d'entamer mon apprentissage des barrés, Je regardai l'heure, et signalai que c'était la fin de notre session, lui rappelant qu'il était censé aller rendrer visite à sa petite copine juste après, et que de toute façon, je n'avais pas d'argent à lui donner pour une heure supplémentaire. A ma grande surprise, Oliver me répondit: "Ca n'a pas d'importance. Je ne suis pas du tout pressé, j'ai envie de continuer. Et puis ne sois pas bête, je ne veux pas d'argent en plus, je ne suis pas un psy avec une séance à la minute près!".
Nous allâmes fumer notre cigarette habituelle du milieu de leçon, et nous nous remîmes au travail religieusement.
La leçon dura jusqu'à 21:10. Je ne parvenais à croire qu'Oliver l'avait prolongée si longtemps. il avait continué à me complimenter infatigablement sur mes progrès, et je ne pouvais m'empêcher de sourire comme une imbécile de jeune fille en fleurs. La leçon se termina comme d'habitude avec une autre cigarette sur le pas de sa porte, et c'était soudain si douloureux de le quitter.
Lors des dernières minutes, c'était devenu vraiment dur de me concentrer les cordes, car je ne pouvais m'empêcher de me faire un bilan mental de toutes nos entrevues. Quand on a le béguin pour quelqu'un, c'est dur de ne pas céder à l'apparition d'indices imaginaires qui prouvent clairement que nos sentiments sont réciproques. J'essaie de rester lucide, et je pense qu'il ne se passera jamais rien avec lui. Cela dit, en passant en revue l'évolution de nos leçons, j'ai remarqué qu'Oliver semblait m'apprécier tel que j'étais. Il semblait à l'aise là où bien d'autres ne l'étaient pas. Il semblait voir outre mes maladresses sociales, outre mon désir auto-saboteur de vouloir impression, outre les choses étranges que je pouvais débiter avant même de pouvoir réfléchir à ce que je disais. Il avait survécu à mes tentatives de flirt lourdingues de nos deux premières sessions, et contre toute attente, semblait même avoir apprécié l'attention. Fort heureusement, j'avais commencé à me détendre dès la troisième leçon et tomber mon masque de dure à cuire. Je suis à présent parfaitement naturelle en sa présence.
Dans la logique des choses, arrêter de draguer signifie que l'on a été refroidi. Or, dans mon cas, étant pro du flirt gratuit et sans arrière-pensée, une absence progressive de flirt de ma part signifie souvent que je commence à avoir des sentiments sincères pour la personne concernée. Lorsque je tombe amoureuse, je développe rapidement une peur bleue que ladite personne découvre mes sentiments, car j'ai cette tendance à vouloir des hommes qui ne sont pas 'de la même ligue' que moi. Des hommes trop beaux, trop talentueux, trop intelligents pour qu'ils ne s'intéressent à une reine des poissons hors de l'eau comme moi. La quasi-certitude d'un rejet me terrifie.
Cela dit, je ne suis pas une Gryffondor pour rien; je peux me vanter d'être de nature courageuse, et je finis toujours par cracher le morceau un jour où l'autre. Or, l'embarras et l'effondrement de nos leçons guitare est la seule chose que je parviens à présager, le jour où je me jetterai à l'eau.
Oliver n'était supposé qu'être une distraction. Une chèvre à mon élastique, un Dave la Marrade [lire les bouquins Georgia Nicolson pour référence], une ruse. C'est qui la chèvre maintenant, et qui est-ce qui se marre?